Proposition

Comment lutter contre la précarisation du travail ?

Face à la montée de la précarité du travail, une autre voie est possible. Elle consiste à mieux contrôler les licenciements, limiter l’usage des contrats de courte durée, faire appliquer le droit du travail par les plateformes numériques et donner plus de pouvoir aux représentants des salariés. Les propositions de la professeure de sociologie Dominique Méda.

Publié le 13 février 2024

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Emploi Catégories sociales Conditions de travail Niveaux de vie Salaires

La pandémie a révélé et accru les inégalités déjà importantes en vigueur sur le marché du travail français. Elle a joué le rôle de révélateur pour deux raisons. D’une part, parce que les Français se sont soudainement rendu compte de l’importance pour leur vie quotidienne de métiers trop souvent peu considérés, appartenant la plupart du temps à la catégorie des emplois dits non ou peu qualifiés. D’autre part, parce que la crise a été l’occasion de mieux connaître les conditions de travail et d’emploi de ceux que l’on a appelé les « travailleurs de la deuxième ligne » : caissières, vendeurs et vendeuses, vigiles, aides à domicile, agents et agentes d’entretien, ouvriers du bâtiment ou de l’agroalimentaire, etc., qui ont continué à aller au travail et à être en contact avec le public ou leurs collègues pendant le confinement, au début sans équipement de protection.

Une enquête du ministère du Travail a montré que ces 4,6 millions de personnes avaient des revenus bien moins élevés que le reste des salariés du privé (leur revenu annuel net moyen est inférieur à 12 000 euros, voire à 9 000 euros pour certaines professions comme les aides à domicile ou les ouvriers de la manutention), que leurs conditions de travail étaient plus difficiles, que le fort sentiment d’insécurité de l’emploi partagé par nombre d’entre eux s’expliquait par la fréquence des contrats courts ou des situations d’intérim, enfin que leurs horaires étaient souvent atypiques et défavorables à la conciliation avec la vie familiale. La crise a également mis sur le devant de la scène certaines professions comme les infirmières et aides-soignantes, bien moins rémunérées que dans d’autres pays, mais aussi les livreurs à vélo qui ont souvent été les seuls à occuper les rues vides et dont les mauvaises conditions de travail et d’emploi ont également été médiatisées, comme leurs plaintes.

Les évolutions subies par le marché du travail ces vingt dernières années, caractérisées notamment par la montée des contrats courts, l’explosion des contrats à durée déterminée d’usage [1] dans de nombreux secteurs, l’augmentation exponentielle du nombre de micro-entrepreneurs – un statut en général imposé aux travailleurs et travailleuses par les plateformes numériques de transport de personnes ou de livraison de repas – n’ont pas été maîtrisées par les pouvoirs publics. Bien au contraire, la plupart des gouvernements ont laissé se développer un discours critique à l’endroit du salariat et du droit du travail, laissant penser que le haut taux de chômage français s’expliquerait par l’épaisseur du Code du travail, les règles relatives à la rupture du contrat de travail et plus généralement le modèle social français.

Nous pouvons changer cette situation. Dans Une autre voie est possible [2], nous montrons pourquoi cette explication ne tient pas et pourquoi nous devons au contraire continuer à promouvoir le salariat, les règles protectrices des travailleurs et le droit du travail. La dérégulation actuelle constitue une spirale aux effets catastrophiques. Nous plaidons ainsi en faveur d’une politique de protection de l’emploi fondée sur quatre grands piliers.

Licenciement, l’ultime mesure

Le premier consiste à considérer le licenciement comme l’ultime mesure. Nous prônons un strict contrôle du motif de celui-ci et l’obligation pour l’entreprise de tout tenter avant de licencier. Trop de salariés perdent aujourd’hui leurs emplois simplement pour accroître encore plus les rémunérations des actionnaires et non du fait des évolutions économiques. Ou parce que ces actionnaires n’ont que faire des conditions de vie de ceux qui travaillent.

Au Japon par exemple, une entreprise ne peut licencier pour motif économique que si elle a fourni tous les efforts possibles pour éviter le licenciement : réduction des heures supplémentaires, propositions de mutations ou détachement du personnel en excès, absence de nouvelles embauches, non-renouvellement des CDD avec des salariés irréguliers, fermeture temporaire de l’entreprise, encouragement aux départs volontaires à la retraite, etc.

En France, on donnerait ainsi tout son sens au dispositif du chômage partiel – désormais appelé « activité partielle » – en en faisant un préalable au licenciement dès lors qu’un certain nombre d’éléments laissent penser que les difficultés de l’entreprise présentent un caractère temporaire. Le dispositif d’activité partielle de longue durée, utilisé pendant la pandémie, ouvre d’ailleurs d’intéressantes perspectives en termes d’évitement des licenciements, bien loin des redoutables accords actuels dits de « performance collective [3] ». Certaines conventions collectives ont par ailleurs intégré cette idée du licenciement comme ultime mesure, en interdisant le licenciement pour motif économique lorsque la durée du travail dans l’entreprise dépasse un certain seuil, en conditionnant le licenciement du personnel au fait d’avoir épuisé les autres possibilités.

Mieux encadrer les contrats précaires

Le second pilier consiste à mieux encadrer les contrats à durée déterminée (CDD). Il faut intervenir, non pas en amont pour limiter les cas de recours aux CDD, mais en aval par un meilleur encadrement de leur usage. Via des règles impératives (quotas) ou simplement incitatives (bonus-malus). La voie impérative consisterait à adopter un système de quotas. La loi italienne interdit par exemple de recruter des salariés en CDD dans un pourcentage supérieur à 20 % des salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) au 1er janvier de l’année d’embauche (pourcentage qui peut être aménagé à la baisse ou à la hausse par accord collectif de branche). Comme en Italie, un tel quota ne s’appliquerait pas dans les entreprises de moins de six salariés pour pourvoir au remplacement d’un salarié absent, ainsi que pour les seniors.

On n’a pas à faire peser sur la collectivité le prix de la flexibilité dont abusent certaines entreprises

La voie incitative repose, quant à elle, sur le « bonus-malus », dispositif de modulation des cotisations sociales patronales destiné, d’une part à freiner le recours au CDD, d’autre part à renflouer les caisses de l’assurance chômage. L’idée est simple : on n’a pas à faire peser sur la collectivité le prix de la flexibilité dont abusent certaines entreprises, donc on augmente leurs cotisations. Il faut dire que pour les personnes au chômage après une fin de CDD, le total des allocations versées est 3,3 fois plus élevé que les contributions perçues sur ces contrats (contre 0,6 pour les CDI). Simple, l’idée est également pertinente et participe d’une promotion des entreprises vertueuses. Mais le bonus-malus doit être suffisamment bien configuré, quant à son champ d’application et son taux, pour produire un effet positif sur le comportement des entreprises non vertueuses.

Salarier les travailleurs des plateformes

Le troisième pilier consiste à protéger les travailleurs économiquement dépendants, à commencer par nombre de travailleurs des plateformes numériques qui dépendent de revenus procurés par ces plateformes pour vivre. Cela peut passer par des requalifications en contrats de travail, comme l’a admis la Cour de cassation. Le statut de microentrepreneur imposé à ces travailleurs se révèle en effet le plus souvent fictif : ils sont en réalité des salariés. Les pratiques de certaines plateformes sont manifestement conçues pour ne pas assurer leurs obligations d’employeur : respecter le Code du travail, les durées du travail, les congés, assurer la santé et la sécurité des travailleurs, payer des cotisations sociales qui permettront à ceux-ci de bénéficier de la protection nécessaire y compris en cas de cessation d’activité. Le gouvernement et sa majorité parlementaire se sont depuis l’origine opposés à l’intégration des travailleurs des plateformes dans le Code du travail et ont préféré des chartes non contraignantes. Il faut faire rentrer les travailleurs de plateforme dans le droit du travail ou instaurer une présomption de salariat, sur le modèle de la récente loi espagnole.

Le dernier pilier consiste à doter les salariés de nouveaux droits et plus généralement à aller dans le sens de la démocratisation des organisations de travail. Deux modalités sont envisageables : soit doter les comités sociaux et économiques [4] (CSE) de pouvoirs de codécision dans la marche générale de l’entreprise et les conditions de travail des salariés, assortis d’un droit de veto, soit que le conseil d’administration d’une entreprise soit composé à égalité de représentants des travailleurs et des actionnaires. Ces idées trouvent leur justification dans le fait que les travailleurs risquent au moins autant que les actionnaires, que l’entreprise n’est pas la seule propriété des actionnaires, et qu’il est juste que ceux qui sont gouvernés participent à la confection des règles qui leur sont appliquées.

Dominique Méda
Professeure de sociologie et directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Université Paris Dauphine- PSL). Autrice de Une autre voie est possible. Vers un modèle social-écologique, avec Eric Heyer et Pascal Lokiec, Flammarion, 2020.

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[1Contrat à durée déterminée d’usage : contrat réservé à certains secteurs (ex. : hôtellerie-restauration) qui recourent souvent à l’emploi précaire. Ce contrat dispense l’employeur de payer une indemnité de précarité en fin de contrat.

[2Une autre voie est possible, Eric Heyer, Pascal Lokiec, Dominique Méda, coll. Champs actuel, Flammarion, septembre 2020 (nouvelle édition). Voir aussi Le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, Seuil, 2020.

[3Accord de performance collective : accord négocié entre employeur et représentants du personnel afin de répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise. Il peut entraîner le licenciement du salarié si celui-ci s’oppose à l’application de l’accord.

[4Comité social et économique : instance qui réunit les représentants du personnel élus et l’employeur. Obligatoire dans les entreprises de plus de dix salariés, il doit être consulté sur les conditions de travail, l’organisation et la stratégie de l’entreprise.

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Date de première rédaction le 13 février 2024.
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