Analyse

Comment comprendre la hausse des inégalités de revenus en France ?

Pour comprendre l’évolution des inégalités de revenus, il faut choisir le bon indicateur et surtout prendre du recul. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 5 décembre 2023

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Revenus Niveaux de vie

Les inégalités de revenus augmentent-elles en France ? La réponse à cette question est centrale. Tous les ans à l’automne, la publication des données de l’Insee sur le sujet donne lieu à de nombreux commentaires. Beaucoup utilisent les chiffres publiés pour confirmer leurs convictions politiques. À gauche, on se focalise sur la hausse de 2021 (dernière année connue) constatée par l’institut par rapport à 2020 ; à droite, sur le fait qu’en 2021, on est au niveau de 2018. Qui a raison, qui a tort ? Essayons d’y voir plus clair.

Il faut commencer par se mettre d’accord sur l’instrument de mesure. Nous avons choisi ici l’indice de Gini [1]. Il est le plus complexe, mais aussi le plus pertinent car il observe toute la distribution des revenus.

Ensuite, il faut comprendre ce que l’on mesure exactement. Les données fournies par l’Insee chaque année portent sur un concept précis, le « niveau de vie ». Il ne s’agit pas du revenu brut – comme votre salaire par exemple – mais du revenu net : on en déduit les impôts et on ajoute les prestations sociales. Cela ne décrit pas ce que vous touchez, mais ce qui vous reste pour dépenser.

Le plus difficile vient après. Pour mesurer une évolution, il faut choisir un point de départ. Ce dernier doit être assez éloigné, parce que les variations d’une année sur l’autre ont peu d’intérêt : elles sont souvent inférieures à la marge d’erreur de ce type d’enquête (on commente alors des variations non significatives). L’Insee qualifie d’ailleurs ses données 2020 et 2021 de « provisoires ». En 2020, l’institut a publié des données qu’il ne jugeait pas « valides », une pratique étonnante. À se concentrer sur les données récentes, on commente des données qui seront ensuite rectifiées… Si l’on veut comprendre les inégalités de revenus, il faut prendre un peu de hauteur.

À quelle date commencer ? Prenons l’exemple de l’indice de Gini. En 2011, à son plus haut niveau historique, il atteignait 0,298. Si on choisit cette date, on peut dire que « les inégalités de revenus ont diminué » puisqu’en 2021 nous sommes à 0,294. Ce n’est pas faux. En revanche, si on opte pour 1996 comme année de départ, alors la hausse est nette puisque l’indice était alors de 0,274.

Après impôts et prestations sociales.
Lecture : en 2021, l'indice de Gini des niveaux de vie, après impôts et prestations sociales, est de 0,294 en France.

Source : Insee - © Observatoire des inégalités

Graphique Données

Quand on regarde la courbe, on comprend bien que commenter la hausse de 2021 est trompeur, car elle suit une forte baisse en 2019 et 2020. S’en contenter permet à la gauche de critiquer le gouvernement en exagérant le phénomène. Et l’Insee n’aide pas à comprendre puisque l’institut titre son étude sur le sujet : « En 2021, les inégalités et la pauvreté augmentent » [2]. De la même façon, on voit que prendre 2011 comme point de départ est un choix orienté pour montrer que les inégalités diminuent : cette année correspond au point culminant de l’indicateur depuis trois décennies. Dans ce cas, c’est la droite qui minimise. D’où l’importance, si l’on cherche vraiment à comprendre, d’observer des courbes d’évolution sur le temps long, de repérer les tendances de fond, d’écarter les variations exceptionnelles.

Ainsi, une tendance générale d’augmentation des inégalités de revenus se dégage avec les données 2021. Attention toutefois. Ce sont bien les données 2021 qui nous conduisent à cette conclusion. L’année dernière, au vu des données 2020, il nous semblait que les inégalités se stabilisaient, et c’est ce que nous écrivions : hormis les pics de 2011 et 2018, les indicateurs étaient plutôt stables, au même niveau qu’à la fin des années 1990.

Le jugement que l’on porte à un moment donné doit donc aussi être confirmé ou infirmé dans le temps. D’ailleurs, on ne sait rien de sérieux de ce qui se passe depuis 2021 : on parle déjà du passé. L’inflation rebat les cartes : tous ceux dont les revenus ne suivent pas le rythme des prix voient leur niveau de vie décrocher par rapport à ceux dont les salaires sont revalorisés. Le tableau d’ensemble des inégalités en 2023 ne sera connu qu’en 2025.

En prenant encore plus de recul, on observe un changement plus profond. Après les événements de mai 1968, les années 1970 et 1980 sont marquées par une forte baisse des inégalités de revenus. À partir des années 1990, un changement de taille se produit : alors que l’échelle des niveaux de vie se réduisait, elle s’allonge désormais. Les catégories sociales s’éloignent les unes des autres. Cela reflète au fond, avec retard, l’impact du ralentissement de la croissance dès le milieu des années 1970.

Bien plus que les variations d’une année sur l’autre, c’est cette histoire que nous racontent les données sur les inégalités de revenus : la dynamique s’est inversée. Le contraste est d’autant plus marquant que la convergence des années 1970 et 1980 était nette. Elle nous permet de comprendre une partie des tensions sociales qui existent au sein de notre pays, dans une société de consommation où la richesse est de moins en moins bien partagée.

« On peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres »
Peut-on vraiment faire dire ce que l’on veut aux chiffres, comme on l’entend très souvent ? En fonction des hypothèses que l’on prend, par exemple sur un point de départ d’une série statistique, on peut arriver à des conclusions différentes. Le raisonnement semble juste, mais on reporte en réalité le débat sur le choix de ces hypothèses de départ. Prétendre qu’on ferait dire aux chiffres ce qu’on veut est un argument surtout utile pour permettre à tout le monde d’avoir raison en même temps puisque les chiffres ne veulent plus rien dire. En revanche, il faut bien comprendre quelles sont les hypothèses qui sont posées (comme le point de départ de la mesure) et comment sont construits les indicateurs, pour bien saisir ce qu’ils mesurent.
Insee : des ruptures en série
Bien malin celui qui arrive à commenter le détail de l’évolution des inégalités de revenus en France. L’Insee, qui a modifié sa manière de comptabiliser les revenus en 1996, a recommencé en 2010, 2012 puis 2020. L’objectif est louable : il s’agit toujours d’améliorer l’outil. Mais le résultat est que l’on ne peut plus commenter les évolutions dans le temps : on ne sait si l’on mesure une évolution ou l’effet du changement de méthode. Par le passé, l’Observatoire des inégalités a recalculé les séries de données après les ruptures de 2010 et 2012, mais les modifications récentes rendent ce travail trop hasardeux.

L’Insee recalcule quelques séries provisoires pour éviter les ruptures de série, qu’il faut aller trouver dans un fichier Excel joint à une publication de synthèse [3] : un accès réservé à un très petit public d’experts. C’est ce qui nous permet de commenter les données, mais uniquement à un niveau général. Dans un document de travail, l’Insee indique que « les séries les plus détaillées (…) par exemple par statut d’activité, composition du ménage, diplôme, etc., ne sont pas rétropolées [4] ». Il sera donc impossible d’observer des évolutions dans le temps de manière fine. Les « chiffres clés » publiés sur le site de l’Insee avec des ruptures de série [5] sont donc inutilisables.

Photo / © Ekin Kizilkaya


[1On aurait pu aussi opter pour l’indicateur moins connu dit « de Palma » qui raconte à peu près la même histoire.

[2Insee Première n° 1973, Insee, 14 novembre 2023.

[3Insee première n° 1973, op. cit.

[4« Impact de la rénovation de l’enquête revenus fiscaux et sociaux en 2021 sur la mesure des niveaux de vie », Insee méthode, n° 145, Insee, novembre 2023.

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Date de première rédaction le 5 décembre 2023.
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