Analyse

Pourquoi l’école fabrique de l’exclusion

L’école a de plus en plus de poids dans la définition du mérite et donc dans le parcours des individus. Si on veut lutter contre les inégalités, il faut rétablir l’égalité des chances, mais aussi réduire l’emprise des diplômes dans notre société. L’analyse du sociologue François Dubet, extraite de la revue Après-demain.

Publié le 29 mai 2024

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Éducation Catégories sociales Échec scolaire

Jamais la scolarisation des jeunes enfants n’a été aussi précoce et les scolarités aussi longues qu’aujourd’hui. Jamais le taux de bacheliers n’a été aussi élevé ; il est très supérieur aujourd’hui à celui des titulaires du certificat d’études primaires au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jamais le taux d’étudiants n’a été aussi élevé. Jamais la France n’a compté autant de diplômés. La massification scolaire amorcée dans les années 1960 est donc un succès.

Pourtant, nous avons le sentiment que l’école fabrique de l’exclusion et les critiques de l’école vont bon train alors que l’école française est plus ouverte qu’elle ne l’a jamais été. Le sentiment d’exclusion scolaire est plus fort aujourd’hui qu’hier, quand la très grande majorité des enfants quittaient l’école au terme de la scolarité obligatoire, à douze, quatorze, puis seize ans. Dès lors, comment expliquer le lien paradoxal entre une école plus ouverte et une école perçue comme plus excluante ?

Déployée au nom de l’égalité des chances et de l’élévation du niveau de compétence des nouvelles générations, la massification scolaire a considérablement accru l’emprise scolaire. Au fil des années, en France comme dans les pays comparables, l’école a acquis une sorte de monopole du tri des individus et de la définition de leur mérite. Les diplômes ne sont plus le privilège de quelques-uns, ils définissent la valeur de chacun et fixent, pour l’essentiel, le parcours social de tous dans la mesure où ils déterminent l’accès à l’emploi, la qualité des emplois occupés et les niveaux de salaire.

Hors de l’école, point de salut

Dans ce cas, puisque les emplois sont hiérarchisés et puisque les diplômes sont eux-mêmes inégaux, l’ancienne opposition de classes entre les rares diplômés et ceux qui n’avaient pas pu étudier longtemps est remplacée par le clivage entre les vainqueurs et les vaincus de la sélection scolaire. Soit les vaincus n’ont pas de diplôme, soit ils ont des diplômes si peu utiles et valorisés qu’ils se sentent exclus de l’école et de la société. La nouveauté ne tient pas à ce que l’école trie les élèves, mais au fait que personne n’y échappe : hors de l’école, point de salut.

Aujourd’hui, les parents savent bien que l’avenir social de leurs enfants est fixé par le niveau scolaire de ceux-ci. Dès lors, et comment le leur reprocher, tous ceux qui le peuvent déploient toutes les stratégies éducatives et scolaires qui assureront leur succès : apprentissage précoce de la lecture, choix des meilleures filières et des meilleurs établissements, recours au privé… L’amour de l’égalité ne résiste pas à l’intérêt bien compris des enfants. À l’opposé, les familles qui ne disposent pas des ressources économiques et culturelles favorables à la réussite des enfants se sentent exclues, méprisées, ignorées, puisque, pour elles, l’emprise scolaire fonctionne comme un handicap.

Il faut donc bien comprendre que, pour l’essentiel, l’exclusion scolaire est un effet mécanique et non voulu de l’emprise scolaire elle-même, quand l’école a le quasi-monopole du tri et de la définition de la valeur des individus. Il y a donc nécessairement des gagnants et des perdants et, même si nous parvenions à réaliser l’égalité des chances scolaires, ce qui serait un très grand progrès, ceci ne changerait rien au tri lui-même. Simplement, le succès des uns et l’échec des autres seraient plus justes qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais ils n’en seraient pas moins cruels.

Le sentiment d’exclusion scolaire procède d’une mutation profonde des parcours scolaires. Jusqu’aux années 1960, pour l’essentiel, les histoires scolaires étaient construites comme des destins fixés par la naissance des individus, par leur origine sociale et par leur sexe. Les études longues étaient réservées aux héritiers et à quelques boursiers tenus pour exceptionnellement doués et vertueux, pendant que les élèves des classes populaires faisaient des études courtes parce que « c’était ainsi ». Les filles faisaient des études de filles et les garçons des études de garçons dans des écoles réservées aux unes et aux autres. Pour l’essentiel, on devenait paysan, ouvrier ou ménagère parce que les destins sociaux s’imposaient comme des fatalités.

Mais, aussi injustes soient-ils, ces destins n’affectaient guère la dignité et la valeur des individus qui n’avaient pas forcément échoué puisque « chez nous, on ne fait pas d’études » et puisque, par ailleurs, les métiers pouvaient être valorisés bien qu’ils ne nécessitaient aucun diplôme. Cette école, beaucoup plus inégalitaire et injuste à nos yeux que celle d’aujourd’hui, ne promettait pas l’égalité des chances et, par conséquent, elle était nettement moins contestée qu’elle ne l’est.

Les inégalités de destin scolaire sont remplacées par des inégalités de parcours individuel

Avec la massification et l’emprise scolaire qui l’accompagne, les destins scolaires sont remplacés par les parcours individuels. Désormais, tous les élèves entrent dans la même école, tous peuvent et doivent même aspirer aux formations les plus valorisées. Ils ne sont plus séparés dès le départ, comme dans l’école républicaine de naguère, ils sont orientés et sélectionnés au fil de leur parcours. Alors que les inégalités initiales déterminaient autrefois les destins, elles s’accumulent et s’agrègent aujourd’hui tout au long des parcours. Non seulement un élève de milieu défavorisé ne bénéficie pas d’un soutien familial aussi efficace que celui de ses camarades favorisés, mais il fréquente une école moins favorisée où les ambitions sont plus faibles, il est orienté vers des filières moins prestigieuses et moins rentables, il connaît moins bien les petits secrets du système, il a moins d’ambition… Même quand les inégalités initiales sont relativement faibles, elles ne cessent de s’accumuler et, au terme des parcours, elles sont aussi considérables que naguère.

Le passage des destins aux parcours transforme profondément l’expérience des individus. Dans l’école des destins, la scolarité n’affecte guère profondément la valeur et l’estime de soi dans la mesure où « les longues études ne sont pas pour nous ». Dans l’école des parcours, chacun est tenu pour responsable de ses performances scolaires et il est difficile d’échapper à ce sentiment dans la mesure où, à conditions initiales équivalentes, certains réussissent et d’autres échouent. « On peut si on veut », ne cessent de répéter les parents et les enseignants. Dans ce cas, l’échec, aussi relatif soit-il, devient une blessure personnelle. Non seulement il oblitère mes chances de m’en sortir sur le marché du travail, mais il signifie que je suis moins bon que les autres.

On peut alors comprendre que, dans les quartiers les plus ségrégués, il arrive que les écoles soient brûlées par les jeunes émeutiers. Non seulement, à leurs yeux, l’école ne tient pas ses promesses, mais elle les « humilie » puisque, formellement, tout a été fait pour qu’ils réussissent et puisque certaines et certains élèves réussissent. On comprend aussi comment peut se développer une culture « anti-scolaire » chez les jeunes garçons, dans la mesure où on peut sauvegarder sa dignité en refusant de jouer le jeu scolaire. Mieux vaudrait « choisir » son échec que de le subir.

Réduire l’emprise

Imaginons que, demain, l’offre scolaire soit parfaitement équitable et que le marché du travail accueille tous les jeunes. Dans ce petit paradis, l’école n’exclurait personne et personne ne pourrait se plaindre de son sort : les plus méritants mériteraient vraiment leur succès et les moins méritants mériteraient vraiment leur échec. Au prix de considérables efforts en termes de réformes scolaires, efforts qu’il nous faut entreprendre, nous pourrions imaginer de vivre dans cet univers méritocratique. Les inégalités scolaires, comme les inégalités sociales qui en découleraient, seraient parfaitement méritocratiques et justes. Nous serions dans un monde parfaitement équitable et « darwinien [1] ». Cependant, cette situation entraînerait un clivage radical entre les vainqueurs et les vaincus de la sélection scolaire. Alors que nous sommes très loin de l’égalité des chances, ce clivage s’instaure aujourd’hui dans la plupart des sociétés où la massification et l’emprise scolaire dominent. Par exemple, de plus en plus nettement, les plus diplômés votent pour les partis libéraux, verts et socio-démocrates, pendant que les vaincus ne votent guère ou votent pour les partis populistes fondés sur le ressentiment à l’égard des élites économiques et culturelles qui fondent leur mérite sur leur valeur scolaire. Les uns méritent leur succès, les autres méritent leur échec. Avec l’emprise scolaire, les promesses de la massification scolaire se retournent contre elles-mêmes.

Pour lutter contre l’exclusion scolaire, il importe d’agir sur deux plans. Le premier est celui de l’égalité des chances, de la lutte contre les inégalités, la ségrégation scolaire, l’échec… Le chantier est immense mais, comme bien des systèmes scolaires sont plus efficaces et plus équitables que le nôtre, il n’est pas impossible. Le second plan est celui de la réduction de l’emprise scolaire dans la mesure où, plus l’école a le monopole du tri et de la définition de la valeur des individus, plus la concurrence scolaire est forte, plus le sort des vaincus se dégrade. L’école devrait donc apprendre à reconnaître qu’il existe plusieurs formes de mérite, cesser d’étalonner le mérite en fonction de la distance aux élites. Elle devrait accepter qu’il existe d’autres manières de se former, reconnaître que le monde du travail repose sur des valeurs et des utilités qui ne sont pas celles de l’école.

Le parcours scolaire ne devrait fixer le destin de personne, on devrait se former tout au long de sa vie, le monde du travail devrait valoriser le travail autant que le diplôme qui en fixe le droit d’entrée… Une école exerçant moins d’emprise sur la vie des individus aurait toutes les chances d’être plus juste, plus efficace et plus « éducative » qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les intuitions d’Ivan Illich [2] dans Une société sans école (paru en 1970), devraient nous inspirer. Si on ne peut rêver d’une société sans école, nous pourrions imaginer une école meilleure parce que nous cesserions de tout en attendre.

François Dubet, sociologue de l’éducation est l’auteur de nombreux ouvrages. Dernier livre paru : Le Ghetto scolaire, François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem, coll. La République des Idées, Seuil, 2024.

Cet article est extrait d’« Attention école », revue Après-demain n° 69-70 , Fondation Seligmann, 2e trimestre 2024.

Photo / CC by Jesús Rodriguez


[1Darwinien : du nom de paléontologue britannique célèbre pour son étude de l’évolution des espèces et l’effet de la sélection naturelle dans le temps (NDLR).

[2Philosophe autrichien d’expression anglaise (1926-2002) (NDLR).

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Date de première rédaction le 29 mai 2024.
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