Proposition

Comment résorber la fracture numérique

Pour Fabien Granjon, l’égalité d’accès n’est pas la seule façon de résorber la fracture numérique.

Publié le 23 novembre 2003

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Modes de vie

Avançant cachée sous les oripeaux de l’universalisme, de la démocratie, de la citoyenneté ou de la paix sociale profitant à tous, la résorption de la « fracture numérique », c’est-à-dire la recherche de l’égalité des utilisateurs, se résume souvent in fine à la recherche de l’égalité d’accès. S’en prendre à la « fracture numérique » reviendrait, dans la « société de l’information », à s’attaquer à la « fracture sociale ». Les deux projets se télescopent, faisant passer pour un truisme le fait que le changement social tient au progrès technologique et qu’il faut donc le favoriser par tous les moyens, naturalisant ainsi au passage les éventuelles mesures de désengagement de l’État. (...) Les taux d’équipement et de pénétration deviennent les principaux indicateurs permettant de juger de l’état d’avancement des sociétés. La focalisation sur la connectivité tient lieu de réponse à une batterie de problèmes dont on sait pertinemment qu’ils ne peuvent être résolus par une simple mise à disposition de matériel ou de services qui vont vers toujours plus de diversification. L’internet n’est pas un artefact monolithique. Il recouvre des réalités variées qui tiennent aux terminaux mobilisés ainsi qu’aux interfaces et aux contenus sélectionnés/délaissés dans le cours des pratiques et dont les multiples combinaisons définissent autant de dispositifs sociotechniques qui dépendent certes de l’offre technique et servicielle mais aussi pour beaucoup des identités et des compétences sociales des utilisateurs. Les inégalités dans les usages, répétons-le, sont rabattues sur les inégalités d’accès. Elles sont ramenées à un même problème, souvent jugé temporaire, tenant pour l’essentiel à la pénétration des marchés qui dynamise la diffusion des innovations dans le corps social (notamment par une extension de la concurrence et un abaissement des coûts) et aux politiques publiques qui viennent la compléter sans s’y substituer.

La croyance dans la neutralité de la télématique qui, fait-on croire, nivelle les inégalités, permet de faire l’économie d’un certain nombre d’interrogations portant sur la diversité des publics visés, leurs caractéristiques socioculturelles, leurs compétences, leurs motivations, leurs besoins, leurs intérêts, leurs résistances et les difficultés d’appropriation qu’ils peuvent rencontrer. Car l’égalité supposée devant l’outil, les informations et les connaissances auxquelles il permet d’accéder relève d’une mystification et d’une fétichisation de la technique faisant fi de la différenciation des usages. Les résultats du panel Univers Global de Nielsen/NetRatings montrent par exemple que la forte actualité internationale du mois de mars 2003 a eu pour conséquence une augmentation très sensible de la fréquentation des sites d’actualité (CNN, AFP, Le Monde, etc.). Il va sans dire que ce type d’activités en ligne est sans aucun doute le fait d’internautes parmi les mieux dotés culturellement. La rhétorique du progrès technologique résume les problèmes de formation à ceux d’une alphabétisation informatique, sans même se poser la question des conditions nécessaires de l’acquisition d’un savoir-faire technique, alors que l’appropriation des contenus télématiques soulève la question bien plus vaste du capital social, scolaire ou culturel et en appelle immédiatement une autre, encore plus fondamentale, portant sur les positions sociales et les rapports de production. Car la « fracture numérique » devrait également être considérée « dans son sens le plus large comme la différence qui existe entre usagers dans la [...] capacité de contribuer à la production de connaissances et de sens véhiculée sur internet ». Démocratiser les technologies de l’internet, c’est armer les usagers afin qu’ils puissent ne pas se contenter de répondre au modèle consommatoire des « publics-audiences » (les utilisateurs archétypaux des taux d’équipement), mais soient aussi en capacité de participer à la co-production d’une sphère télématique non-marchande et solidaire (2).

S’il est impératif de relativiser les discours prométhéens voyant dans la lutte contre la discrimination entre les citoyens connectés et les exclus de la télématique une bataille pour décloisonner les rapports sociaux et travailler à la reconstruction d’un lien social numérique, l’on doit toutefois souligner le rôle positif que peut jouer le réseau des réseaux par rapport au renouvellement d’utopies politiques concrètes. Les facteurs qui sont au principe des inégalités sociales et de la « fracture numérique » découlent de modes de production que les potentialités de l’internet permettent, à la marge et dans certains domaines très particuliers, de réinterroger. Emblématique d’un nouveau modèle productif, le secteur du logiciel libre (3) questionne par exemple la division sociale du travail, les rapports de propriété et les rapports sociaux de production. Dans un même mouvement, la communauté des développeurs et des utilisateurs « du libre » mutualise par la coopération le cycle de la production logicielle, remet en cause la distinction entre producteurs et usagers, dénonce l’appropriation privée de l’innovation (la propriété intellectuelle et les droits d’auteur) et valorise la plus-value sociale plutôt que la rentabilité économique. Tandis que les biens et services immatériels du « capitalisme cognitif » « présentent de moins en moins les conditions canoniques d’une appropriation privative et d’une monétisation marchande » (4), les réseaux d’échanges en ligne (peer to peer), de mutualisation des ressources techniques (ainsi les wifistes qui partagent leurs accès haut-débit) ou encore les collectifs de production d’information (par exemple Indymedia) sont, eux, toujours plus nombreux. Ils se construisent sur des principes de partage, de production collective et de coopération sociale et posent ainsi les bases de formes organisationnelles alternatives. Celles-là mêmes dont nous aurions très certainement besoin pour combler les « fractures » des sociétés contemporaines.

Fabien Granjon, Université de Rennes 2

Ce texte est tiré de « La fracture numérique en France », Cahiers français n°314, « La société française et ses fractures », mai-juin 2003. Ed. Documentation Française. Certaines notes n’ont pas été reproduites.

(2) Cf. Valérie Peugeot, « L’internet citoyen. De la fracture numérique au projet de société », Les Cahiers du numérique, vol. 2, n°3, 2001, pp. 163-184.
(3) Pour une introduction à l’univers du logiciel libre, cf. Jérôme Gleizes, « Introduction au logiciel libre », Multitudes, n°1, mars 2000, pp. 161-165 ; Olivier, Blondeau, Florent, Latrive, Libres enfants du numérique, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2000.
(4) Yann, Moulier-Boutang, « Richesse, propriété, liberté et revenu dans le « capitalisme cognitif » ».

Photo / © momius - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 23 novembre 2003.
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