Proposition

Egaux face aux jours fériés

Nos jours fériés manifestent-ils une inégalité dans l’ordre de la reconnaissance politique et sociale ? A cette question, Patrick Savidan (Paris IV et Observatoire des inégalités) répond par l’affirmative et propose leur redéfinition sur un mode conforme aux exigences d’une démocratie moderne.

Publié le 9 septembre 2004

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Les jours fériés ne sont pas sacrés. Certaines des fêtes qu’ils signalent peuvent sans doute l’être pour les membres de quelques communautés religieuses, mais en vertu des principes libéraux et laïques, il ne saurait l’être pour un État conçu comme communauté politique. Si elles obéissent évidemment à une certaine logique, les décisions politiques transformant une fête religieuse en jour férié ou marquant, par une journée chômée ou fériée, le souvenir d’un événement historique, reflètent les choix contingents, discutables, d’un État et d’une communauté historiquement constitués.

Si l’on admet le caractère conventionnel et circonstanciel des jours fériés, rien ne s’oppose alors à ce que l’on puisse entreprendre de questionner la façon dont ils sont institués en France. De ce point de vue, la question n’est pas vraiment de savoir si la France compte trop de jours fériés ou non, ni même de savoir si la répartition des jours fériés est la plus rationnelle, mais de nous demander, en tant que membres d’une communauté politique, si les jours fériés retenus correspondent bien à ceux d’un État démocratique, attaché aux principes du libéralisme politique, et s’ils ne manifestent pas une inégalité, dans l’ordre de la reconnaissance, qu’il serait important de corriger.

Cette dernière remarque nous porte au cœur de la difficulté. Le philosophe américain, John Rawls, nous a, par son œuvre, invité à repenser certains des aspects les plus fondamentaux du libéralisme politique. Ce faisant, il indiquait le rôle que les guerres de religions ont pu jouer, en Europe, et particulièrement en France, dans la définition de l’État moderne. L’émergence de la notion de tolérance était une nécessité destinée à « accommoder » les différences religieuses internes à une communauté donnée. Il fallait, autrement dit, mettre en place des dispositifs constitutionnels et institutionnels, susciter des pratiques sociales, qui puissent désamorcer les conflits possibles liés à ces différences. Au terme de cette logique, s’instituait le principe d’une séparation de l’État et de la religion. Notre calendrier national, avec les nombreuses fêtes catholiques et protestantes qui le scandent, n’a jamais été vraiment à la hauteur d’une telle exigence. C’est cette réflexion là que nous pourrions peut-être engager.

On peut fort bien envisager, à ce propos, plusieurs positions possibles. Une première option - radicale - consisterait à proposer que l’on supprime, purement et simplement, tous les jours fériés liés à des fêtes religieuses pour les remplacer par d’autres formes de célébration (le respect de l’environnement, l’Union européenne, etc.). Reconnaissons que cette proposition, pour choquante qu’elle puisse apparaître à un grand nombre de nos concitoyens, a pour elle l’avantage de la cohérence. Elle permettrait de mener à son terme, dans ce domaine spécifique, la séparation de l’Église et de l’État - de réaliser pleinement, autrement dit, le principe de laïcité ou, comme on le dit parfois dans d’autres contextes : d’affirmer de manière univoque le principe de la neutralité religieuse de l’Etat.

Une telle perspective relève cependant d’une conception du libéralisme politique qui présente certaines faiblesses. D’une part, elle induit une rupture de la tradition qui ne se justifie pas nécessairement. Si les jours fériés n’ont rien de sacré, ils s’inscrivent cependant dans une histoire qui leur confère sens et valeur pour de nombreuses personnes en France. D’autre part, cette conception adopte peut-être une attitude trop rigoriste sur cette question de l’accommodation politique des différences.

Pourquoi ne pas envisager alors - seconde option - que l’État puisse prendre en compte les différences religieuses significatives qui traversent la communauté nationale ? John Rawls nous invite, en un sens, à nous engager dans cette direction lorsqu’il pose, en 1993, dans son ouvrage intitulé précisément Libéralisme politique, la question suivante : « comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables ? » A cette question, nous pourrions choisir de répondre - éminemment partiellement ! - en proposant la redéfinition complète des jours fériés liés à des fêtes religieuses.

Nous ne voyons pas en quoi ce serait un problème que de demander aux représentants des principales religions de France de choisir la fête religieuse qu’ils souhaitent voir établie, par la nation civique, en tant que jour férié : les musulmans de France pourraient choisir d’inscrire dans le calendrier républicain la fin du Ramadan, tandis que la communauté juive pourrait, de son côté, retenir Yom Kippur ou Roch Hachanah. On sait, depuis Max Weber, que le rapport au travail est pour les protestants très significatif. Peut-être pourraient-ils néanmoins consentir à fêter le souvenir de la réforme. Quant aux athées et aux agnostiques, ils pourront peut-être projeter quelque chose de leurs convictions, dans notre fête nationale, qui après tout célèbre aussi la naissance d’une époque qui souhaitait en finir avec les superstitions, et que personne, à notre connaissance, ne songe à supprimer.

Cette suggestion pose certainement des problèmes. Mais ceux-ci ne sont pas plus insolubles que celui posé par la question de savoir si la célébration de la fin de la guerre de 1939-1945 est plus ou moins importante symboliquement que la fin de la guerre de 1914-1918.

Bref, il ne s’agit pas de nier l’histoire, mais de donner à celle-ci une chance de continuer à travailler le rythme de notre temps collectif, en suivant de loin - mais en suivant tout de même - les évolutions du corps social. En tous les cas, ce serait là, pour l’État, un signe fort d’ouverture et de reconnaissance et - pourquoi ne pas le dire - de modernité. D’une part, cela placerait les principales religions de France sur un pied d’égalité et on ne saurait surestimer l’importance d’une telle reconnaissance publique sur le plan de l’intégration politique, sociale et culturelle. D’autre part, une telle mesure donnerait à chacun l’occasion de se mettre à l’écoute d’une tradition qu’il ne reconnaît pas comme étant la sienne, mais qui n’est pas moins digne de reconnaissance que la tradition catholique en France. Alors, pourquoi s’en priver ?

Photo / © Pascal06 - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 9 septembre 2004.
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