Analyse

Une école inégale

Les inégalités sociales face à l’école n’ont pas disparu avec l’élévation du niveau général d’instruction. Et plus on avance dans les études, plus elles sont fortes.

Publié le 14 septembre 2003

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Éducation Catégories sociales Niveau d’études

« L’inégalité d’éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance » [1]. Pour Jules Ferry, la construction d’un service public d’éducation laïque et gratuite avait bien sûr pour mission d’élever le niveau général d’instruction. Mais, ce faisant, il avait en même temps vocation à réduire les inégalités sociales. Peut-on dire, en ce début de XXIe siècle, que l’école a pleinement atteint ce dernier objectif ? Sur longue période, le niveau général d’instruction s’est considérablement accru, les niveaux de qualification des catégories qui quittent le plus tôt le système scolaire n’ont plus rien à voir avec ceux de la France rurale de la fin du XIXe. La transformation est encore plus forte pour les femmes, très majoritairement illettrées à l’époque. Mais tout se passe comme si les inégalités s’étaient déplacées vers le haut. Les cycles supérieurs de l’université, et plus encore les « grandes écoles », demeurent réservés à une élite à l’origine sociale étroite.

La massification de l’école

Au XIXe siècle, le premier souci des Guizot, Gambetta et Ferry est d’apprendre à lire et à écrire aux Français. Jusqu’à la fin du siècle, les deux tiers d’entre eux travaillent la terre dans des campagnes parfois reculées et ont d’autres préoccupations que d’accéder au savoir livresque. Au début du XXe siècle, plus de la moitié des hommes actifs (56 %) et les trois quarts des femmes actives ne savent pas écrire. Ce sera la tâche des instituteurs - les « hussards noirs » de la République - de le leur apprendre, au fil des générations. L’investissement de la nation tout au long du siècle va porter ses fruits.

Quand s’ouvre le XXe siècle, la durée moyenne des études est de six ans ; à la fin du siècle, elle a doublé. Concrètement, allonger la scolarité représente une sacrée organisation. Exemple : la prolonger d’une seule année signifie aujourd’hui scolariser 750 000 élèves supplémentaires, soit 30 000 classes de 25 élèves ! Et donc une quantité de bâtiments à construire et à équiper, d’enseignants et de personnels administratifs à embaucher et à former.

Au début du XXe siècle, les efforts principaux demeurent consacrés à l’école primaire : un quart seulement de la génération née au début de ce siècle obtenait alors son certificat d’études primaires. Néanmoins, si les scolarités se sont progressivement allongées, seul un élève sur cinq obtient son « bachot » à la fin des années 60, c’est-à-dire que seuls 20 % des quinquagénaires d’aujourd’hui ont ce titre en poche.

Une nouvelle rupture s’établit dans les décennies 70 et 80, avec l’ouverture des lycées à la grande masse des jeunes. Résultat : alors qu’au début du siècle, la part des dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat était inférieure à 7 %, elle passe à 12 % dans les années 60 et à plus de 20 % dans les années 80. Le nombre de bacheliers croît rapidement et la population étudiante explose : de 1,2 million à 2,1 millions entre le début des années 80 et le milieu des années 90.

Cette massification ne s’est pas faite sans difficultés. Les enfants des catégories populaires ont eu accès au collège (où les filières ont été en théorie abolies dans les années 70), puis au lycée. Des établissements sont construits à la va-vite, mais on ne prend pas le temps de modifier la pédagogie du secondaire. La massification fait que le nombre de très bons élèves augmente, mais aussi celui des élèves en grande difficulté, mal pris en charge. Du coup, une partie notable des jeunes échoue à s’intégrer dans un système qui valorise un savoir académique, préparant à l’université [2]. Chaque année, 13 % des élèves (environ 100 000 jeunes) sortent du système scolaire sans qualification ou avec au maximum le niveau de fin de primaire.

L’enquête la plus récente sur le sujet, réalisée à partir des journées d’appel de préparation à la Défense nationale, indiquait que 11,6 % des jeunes éprouvaient des « difficultés plus ou moins importantes pour accomplir des lectures nécessaires à leur vie quotidienne ». Une proportion très faible par rapport au début du siècle dernier, mais considérable en regard des exigences de nos sociétés contemporaines, où l’écrit joue un rôle central.

Le maintien des inégalités

Si l’on raisonne en termes d’accès à un savoir de base (maîtrise des mécanismes de la lecture, de l’écriture, des mathématiques ou des grands enseignements de l’histoire, des langues ou autres), cette massification a sans conteste réduit les écarts entre l’élite dirigeante de la société et les catégories les moins qualifiées. Mais ce raisonnement ne tient pas compte du fait que l’ensemble des catégories sociales ont profité de l’allongement de la scolarité. Pour mesurer l’évolution réelle des inégalités, il faut comparer les probabilités, pour les enfants de différentes catégories sociales, d’accéder à un niveau de diplôme donné. Et là, les résultats sont plus que mitigés.

Pour Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer [3], les inégalités se seraient essentiellement « translatées » du niveau de la sixième à la seconde. Les inégalités sociales face au baccalauréat se seraient globalement accrues entre les générations 1949-1953 et celles nées entre 1964 et 1973, mais avec une croissance pour les générations des années 50, suivie d’une diminution pour les personnes nées à partir des années 60.

Dans tous les cas, l’ampleur des écarts, même réduits, souligne les échecs de l’école. « Est-il vraiment bien raisonnable d’affirmer que le système s’est démocratisé parce que les enfants de cadres n’ont plus, à la fin des années 80, qu’environ huit fois plus de chances d’obtenir le bac scientifique que les enfants d’ouvriers, alors qu’ils en avaient de l’ordre de quinze une dizaine d’années auparavant ?, s’interrogent les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat. Non seulement le sentiment d’inégalité reste sans doute aussi vivace, mais, plus important encore, cet écart de 1 à 15 se retrouve sans doute dans des niveaux ultérieurs et dans de subtiles nuances telles que la mention obtenue » [4].

Mais sur cette subtilité, comme sur l’étude des inégalités sociales dans l’enseignement supérieur, on ne dispose que de très peu de recherches, comme si le sujet n’intéressait pas la sociologie française. Tout juste peut-on rappeler que la part des enfants d’origine populaire (agriculteurs, ouvriers, employés, artisans ou commerçants) dans les quatre grandes écoles les plus prestigieuses est passée de 29 % à 9 % entre le début des années 50 et la fin des années 80, comme l’indiquait un article de la Revue française de sociologie [5].

L’insuffisance des politiques publiques

Pourtant, l’opinion publique est particulièrement sensible à la question, si l’on en croit les sondages sur le sujet. Alors, comment expliquer le silence des politiques publiques sur les inégalités face à l’école ? Cette année, la France célèbre les vingt ans des zones d’éducation prioritaire (Zep) et chacun s’accorde à dire qu’il faut au moins renforcer l’égalité des chances. Mais le ministère de l’Education est sans voix.

Le bilan de deux décennies de Zep est lui-même mitigé : les études réalisées à leur sujet concluent qu’elles n’ont pas réduit les écarts avec les zones où la population est davantage favorisée, mais qu’elles ont sans doute permis d’amortir en partie le choc de la montée du chômage de masse. Il faut dire que les moyens supplémentaires qui leur sont alloués ne semblent pas en mesure de modifier l’ordre des choses : une étude du Haut conseil à l’évaluation de l’école [6] a montré que la baisse du nombre d’élèves par classe profitait aux élèves les plus défavorisés à condition qu’elle soit importante, ce qui n’est généralement pas le cas dans les Zep. A la question des effectifs s’ajoute celle du mode de prise en charge des jeunes : il est à revoir (soutien scolaire, activités périscolaires), ce qui suppose d’importants moyens.

Or, les moyens mis en œuvre pour corriger les inégalités sociales, dans et autour de l’école, demeurent insuffisants. Pour autant, on ne peut faire porter sur l’école seule la responsabilité de l’accroissement des inégalités. Dans une société marquée par le chômage, il est logique que la concurrence se soit accrue au sein de l’école, d’autant que les diplômes devenaient une clé d’entrée de plus en plus indispensable pour accéder à l’emploi.

80 % au niveau du bac
Le mot d’ordre de 80 % des générations au niveau du bac sera-t-il atteint ? Le mouvement de progression enregistré dans les années 90 a longtemps permis d’y croire. Entre 1990 et 1995, on est passé de 43,5 à 62,7 %. Mais, depuis sept ans, la proportion de bacheliers stagne autour de 62 %. En réalité, ces dernières années, ce taux avait été alimenté par la forte progression des bacs technologiques (18 % d’une génération en 2001) et professionnels (11 % en 2001) créés à la fin des années 80. La part de bacheliers de l’enseignement général, qui conduit aux filières dites d’« excellence », a nettement diminué : de 37,2 % en 1995 à 32,5 % en 2001. Pour rendre plus attrayantes les autres filières, il faut revaloriser l’enseignement technique. Tout le monde semble d’accord, mais on se heurte aux structures culturelles, sociales et économiques de notre pays. Conduire des jeunes vers l’enseignement technique peut les amener dans une impasse si, en même temps, la société continue de dévaloriser les savoir-faire et les métiers techniques.

Article publié dans Alternatives économiques, Hors-série n°52, avril 2002.

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[1« Discours sur l’égalité d’éducation », 1870, cité dans Les grands noms de l’éducation, par René de la Borderie, coll. 128, éd. Nathan, octobre 2001.

[2Voir notamment « L’école secondaire à la française », par Jérôme Spick, L’Economie Politique n° 12, 4e trim. 2001.

[3La« démocratisation de l’enseignement revisitée », Cahiers de l’Iredu, mai 1999.

[4L’hypocrisie scolaire, éd. Le Seuil, 2000.

[5« Le recrutement social de l’élite scolaire en France », par Michel Euriat et Claude Thélot, Revue française de sociologie, XXXVI-3, juillet-sept. 1995.

[6« Les recherches sur la réduction de la taille des classes », par Denis Meuret, janvier 2001. Rapport établi à la demande du Haut conseil à l’évaluation de l’école.

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Date de première rédaction le 14 septembre 2003.
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